Conseil de lecture : "Une balle de Colt derrière l'oreille"

Mon ancien professeur de lettres de classes préparatoires, écrivain à ses heures, a sorti en début d'année un roman, son deuxième, intitulé Une balle de Colt derrière l'oreille [1]. Outre un peu de publicité pour un personnage qui a marqué le jeune étudiant que j'étais alors, je me permets de vous en faire une petite critique.

Mais commençons, tout d'abord, par un petit résumé de l'histoire par l'intermédiaire de la quatrième de ouverture :
"A la mort de Bruneau, son beau-père, Antoine hérite d'un coffre contenant un Colt 45 et une balle enroulés dans une peau de chamois, une liste de onze noms ainsi qu'une phrase énigmatique griffonnées sur un carnet à spirales. Mais que faire de tout cela ?

Au cours d'une enquête troublante, qui le plonge dans le passé méconnu de Bruneau, Antoine découvre que toute les pistes conduisent au plus célèbre de soldats blancs d'Hô Chi Minh : Georges Boudarel. Pourquoi ce communiste zélé, ancien élève des Maristes, a-t-i trahi son pays pour devenir l'un des plus cruels tortionnaires des camps viêtminh ? (...)"
En plongeant dans ce roman, inspirés de faits réels, j'ai redécouvert un conflit un peu oublié par l'Histoire et que je n'ai pas l'impression d'avoir beaucoup étudié quand j'étais au secondaire. Dans mes souvenirs d'école, la décolonisation, dans sa période d’après-guerre, (généralement vue en fin d'année scolaire, au moment où les professeurs savent qu'ils n'auront pas le temps de tout faire, et donc accélèrent le rythme), était abordée sous l'angle du continent africain, plus particulièrement à travers l'exemple algérien, le plus marquant de tous.

Tout ce que je connaissais de cette guerre provenait, donc, de ce que j'avais pu lire ou regarder en dehors du cadre scolaire. Plus précisément, je me souvenais de l’œuvre de Pierre Schoendoerffer, qui alors qu'il effectuait son service militaire, avait servi en Indochine en tant que caméraman de guerre et avait été fait prisonnier lors de la bataille de Diên Biên Phu, le 7 mai 1954. Marqué par cette guerre autant que par le pays, et devenu par la suite auteur et cinéaste de talent, Schoendoerffer a plusieurs fois évoqué cette période en écrivant puis réalisant des films comme La 317ème Section ou Diên Biên Phu, tourné en 1992 au Vietnam et qui relate avec force détails les événements survenus lors de la bataille [2].

Une balle de Colt derrière l'oreille aborde un autre aspect du conflit puisqu'il nous raconte le sort des soldats français, qui comme Schoendoerffer, ont été fait prisonniers pendant la bataille de Diên Biên Phû. Si certains ont été relâchés rapidement, d'autres ont été déportés et retenus en captivité. Les populations récemment débarrassées du contrôle colonial français étaient maintenant entre les mains de régimes d'inspiration marxiste, autoritaires et dans lesquels les libertés individuelles n'étaient pas assurées. Comme le dit le proverbe, on sait ce qu'on perd, mais on ignore ce qu'on gagne. Et c'est dans ce tumulte qu'intervient le fameux Georges Boudarel de la quatrième de couverture. Professeur de philosophie dans un lycée de Saigon, Boudarel avait rejoint dès 1950, les rangs viêtminh, tout d'abord rédacteur du journal de propagande du parti local. Appelé sous les drapeaux, il déserte et part pour le Tonkin où il devient commissaire politique dans le camp de rééducation 113 [3].

Ce lieu, abondamment évoqué dans le livre, montre, à l'image du film de Werner Herzog Rescue Dawn [4], la dure réalité de la vie des prisonniers. Affamés, torturés, sans accès au soin et soumis à d'incessants lavages de cerveaux de la part de leurs geôliers, ces hommes ont littéralement vécu un enfer, ne sachant jamais s'ils pourraient en réchapper. Boudarel apparaît, pendant cette période, comme l'instigateur principal du système, puisqu'il supervise la rééducation des prisonniers suivant le précepte communiste. A la fin de la guerre et alors qu'il a été condamné à mort par contumace pour désertion, il reste un peu au Vietnam. Il ne reviendra en France qu'en 1966, une fois l'amnistie votée (et après avoir fait un détour par la Tchécoslovaquie et l'URSS) et mènera ensuite une carrière maître de conférence à Paris VII et de chercheur au CNRS.

Oui, vous avez bien entendu. Le tortionnaire des camps de rééducation, aura pignon sur rue et enseignera l'histoire du Vietnam. Déterminés à ce que justice soit faite, des soldats du camp 113 intentèrent un procès contre Boudarel en 1991, mais les poursuites furent abandonnées du fait de la fameuse amnistie. Attaqué dans son honneur, le professeur poursuivit en diffamation ses accusateurs, mais là encore, l'affaire tourna court.

Confronté à ses révélations, Antoine n'aura de cesse de vouloir comprendre les motivations des personnages qu'il rencontre, recoupant les témoignages, afin de mieux recoller les morceaux des deux histoires, la grande et celle de son beau-père. Parmi les gens qu'il interroge, on retiendra plus particulièrement les confessions des vétérans, toutes plus poignantes les unes que les autres : à chaque parole, la douleur des événements passés leur revient à l'esprit comme si cela venait d'arriver. Ces hommes restent d'ailleurs tiraillés, entre le légitime sentiment de vengeance à l'encontre d'un homme qui a détruit leurs vies et les a laissés broyés et, la volonté d'oublier l'horreur de ce qu'ils ont vécu là-bas. On est aussi marqué par la fraternité et la loyauté indéfectible qu'ils ont su garder, les uns envers les autres, malgré le temps et les épreuves et, même, par delà la mort. Toute aussi intéressante, la parole laissée aux défenseurs de Boudarel, qui essaient tant bien que mal, de sauver la réputation de leur maitre, en le faisant passer pour le simple rouage d'une machine [5].

En nous emmenant avec lui sur les traces de son beau-père, Antoine nous fait revivre, à travers une galerie de personnages hauts en couleur, des moments tragiques, contrebalancés, çà-et-là, par quelques passages humoristiques et quelques tirades biens senties. Un pèlerinage vers des terres exotiques, qui nous apprend beaucoup sur la nature humaine et sur les excès de certaines idéologies, autrement dit, un livre que je recommande. 

---
[1] Une balle de Colt derrière l'oreille, Frank Lanot, Le Passeur Editeur, 2015.
[2] L'indochine est évoquée dans un autre livre de Schoendoerffer, Le Crabe-tambour, adapté lui aussi au cinéma. On peut aussi préciser qu'il a également réalise un documentaire, La Section Anderson, qui raconte le déploiement d'une unité américaine au Vietnam en 1965.
[3] Aussi connu sous le nom de Dai Dong.
[4] Sorti en 2006, il raconte l'histoire vraie d'un pilote américain d'origine allemande, Dieter Dengler, qui abattu au Laos en 1966, est fait prisonnier pendant 6 mois par les forces vietnamiennes, avant de s'échapper et recouvrer la liberté.
[5] Un argument qui n'est pas sans rappeler celui employé Hannah Arendt (la "banalité du mal") lors du procès Eichmann.

#JeSuisWinston

Je m'étais déjà inquiété l'année dernière [1] de certains propos de personnalités politiques de premier plan - notamment du Premier Ministre Manuel Valls - qui, afin de protéger les citoyens des menaces réelles qui pèsent sur eux, voulaient réduire encore un peu plus les libertés individuelles, déjà bien entamées par le cortège de lois que le Parlement vote tous les ans, notamment dans la sphère économique. Cette inquiétude se trouve aujourd'hui renforcée, à la fois par de nouvelles provocations des représentants de la nation - Jean-Jacques Urvoas, Bernard Cazeneuve ou encore Christian Estrosi en tête [2] - et par la proposition de loi débattue actuellement à l'Assemblée Nationale et qui concerne les services de renseignements.

Les tragiques événements de janvier dernier en région parisienne ont  effectivement remis à la page la question de la sécurité et des renseignements du pays, visiblement défaillants, et les partis politiques pour ne pas rester sur le bas-côté de la route du débat ont cru bon de demander à qui des enquêtes, à qui de nouvelles lois - comme Valérie Pécresse qui voulait un "Patriot Act" à la française sans savoir ce que contenait son pendant américain - à qui des surveillances renforcées, des déchéances de nationalité, etc. Tout le monde, donc, y est allé de sa petite phrase. Dans la foulée, le gouvernement avait dit qu'il ne précipiterait rien et prendrait le temps de la réflexion. Trois mois plus tard, arrivait cette proposition de lois.

Mais que renferme-t-elle d'abord ? Plusieurs choses, mais deux principalement ont retenu l'attention des observateurs. D'une part, elle renforcera massivement les moyens dévolus à la surveillance électronique et informatique, permettant aux services de renseignement (DGSI, DGSE, etc.) de récupérer directement et sans passer par les opérateurs les données des internautes (dispositifs de "keylogging" et de "deep packet inspection"). D'autre part, il va permettre aux dits services de s'affranchir de tout contrôle judiciaire, autorisant, dès lors, le ministère de l'intérieur à observer, surveiller et écouter n'importe qui sans enquête [3]. La séparation des pouvoirs garant des valeurs républicaines et démocratiques prend du plomb dans l'aile.

Pourtant, la majorité actuelle justifie cette loi en affirmant qu'elle corrigera les défauts des règles en vigueur et permettra de mieux protéger la population, argument massue, qui recueille à mon grand regret de nombreux suffrages parmi la population. Combien de fois ai-je entendu les gens dire "oui, d'accord, mais si tu n'as rien à te reprocher, où est le problème ?" Nouvel argument massue. En 1775, Benjamin Franklin, l'un des pères fondateurs de la nation américaine et signataire de sa Déclaration  d'Indépendance, rapportait "qu'un peuple prêt à échanger sa liberté contre la sécurité ne méritait ni l'une ni l'autre et finissait par perdre les deux" [4]. Nous devrions, aujourd’hui encore, méditer sur cette phrase, pleine de bon sens et de sagesse.

Quoi qu'il en soit, il semble que certaines personnes commencent à prendre conscience du danger (notons que pour la plupart, elles viennent de la société civile) et ont donc pris la parole afin de s'opposer à cette loi. A l'heure où j'écris ces mots, nous ne savons pas si cette voix portera, mais il est à espérer que l'opposition, au lieu de suivre bêtement et comme un seul homme la réforme (à l'exception de quelques-uns), au nom de la sacro-sainte sécurité, se mette à jouer son rôle de contre-pouvoir en demandant au Conseil Constitutionnel d'analyser la loi à la lumière de la loi fondamentale de notre pays. Et que les sages tranchent en faveur de son inconstitutionnalité, au motif qu'elle contrevient aux principes fondamentaux de toute démocratie libérale. On croise donc les doigts.

Car, si une telle loi venait à entrer en vigueur, qu'est-ce qui pourrait empêcher l'état de venir vous espionner ? Pratiquement rien. Il n'y aurait plus de garde-fous. D'ailleurs, il semble que c'est ce qu'il fasse déjà si l'on en croit un récent article du journal Le Point [5] où est révélé qu'une "Plateforme Nationale de Cryptage et de Décryptement", ou PNCD, stocke déjà des données nationales ou étrangères. Autant dire que vous êtes déjà sur écoute. Dès lors, à quoi peut bien servir cette nouvelle loi, sinon à entériner un système qui existe déjà dans la réalité. Si encore aujourd'hui on peut dénoncer l'illégalité de telles pratiques de la part des services gouvernementaux, peut-être que demain, si la loi est promulguée, on ne le pourra plus. Nous voilà donc revenus aux "Heures Les Plus Sombres De Notre Histoire" selon l'expression consacrée. Les heures où des gouvernements espionnaient les objecteurs de conscience, les opposants au régime, les esprits libres, etc. Et ce, pas tellement loin de chez nous.

Tout cela m'amène au titre de cet article, le premier depuis longtemps comme certains l'auront peut-être noté, #JeSuisWinston. Au même titre que certains, à juste titre je le pense, ont clamé "qu'ils étaient Charlie" ou plus récemment "qu'ils étaient Kényans", suite aux massacres de 148 étudiants dans la ville de Garissa, au motif qu'ils étaient chrétiens, je me sens aujourd'hui comme Winston. Oui, le Winston, héros de l’œuvre de George Orwell "1984" dans lequel, employé au Ministère de la Vérité, il réécrit sans cesse les documents historiques qui changent tous les jours, au gré des revirements du parti. Ce livre, écrit au sortir de la Seconde Guerre Mondiale, était censé être une mise en garde face aux dérives autoritaires et sécuritaires ; il semble qu'il soit devenu aujourd'hui un manuel du parfait petit autocrate, à qui on enseignerait toutes les choses à faire pour contrôler l'ensemble des esprits. Tragique. Dangereux.

A quand donc la distribution de manuel nous enseignant ce que nous devons penser, faire, dire, écouter, regarder ? Depuis quand avons-nous perdu de vue les idéaux républicains que nos ancêtres ont défendus au péril de leur vie ? Est-ce que la liberté serait à ce point dangereuse pour que l'on explique aujourd'hui aux gens qu'ils doivent y renoncer ? La devise de notre pays va-t-elle changer pour celle-ci [6] :
"La liberté c'est l'esclavage.
L'ignorance, c'est la force.
La guerre, c'est la paix."
Alors oui, plus que jamais, Je Suis Winston.

---
[2] Les réseaux sociaux en ont fait leurs choux gras.
[3] A lire cet article de Rubin Sfadj dont sont extraites les informations que j'ai utilisées.
[4] Dans sa version originale : "People willing to trade their freedom for temporary security deserve neither and will lose both". Il semble cependant qu'elle prenne plusieurs autres formulations.
[5] A retrouver à ce lien.
[6] Slogan de l'Angsoc, régime au pouvoir dans l'histoire d'Orwell.